LE BLOGLE BACKSTAGE

samedi 14 mars 2015

La mise au placard - 10 h 45


Personne ne doit ignorer que derrière les portes de certains placards vivent des hommes et des femmes. Cette série documentaire est très librement inspirée de leur expérience. 


Episode 5

10 h 45

10 h 12. Cela fait 1 h 34 qu’il a envie d’un café mais il sait qu’il doit patienter encore 33 minutes. Au minimum.
Il ne va quand même pas se faire avoir une troisième fois.

Au début du placard, il avait pensé pouvoir conserver les bonnes habitudes.
Tous les jours à 10 h, une première transhumance s’engageait dans le couloir. Celle des sans-grades. Ils avançaient par groupe de 3 ou 4. Etre à 2 était suspect. Ici on n’aimait pas les amitiés particulières. On n’aimait pas les amitiés tout court.
A 10 h 15 c’était le chassé-croisé : tandis que le train des cadres se mettait en mouvement les sans-grades retournaient à leurs open space sans lumière, et parfois même sans fenêtre.
On se croisait, on se saluait parfois mais on ne se mélangeait jamais.
La division se faisait selon une hiérarchie bien précise :
  • 10 h à 10 h 20 pour les sans-grades
  • 10 h 20 à 10 h 35 pour les cadres
  • homme
  • femme
  • supporter du PSG
  • fumeur
  • cravate
  • lèche-bottes
  • espion de la direction
  • syndicaliste
  •  ceux avec qui il fallait être vu
  • celles qui couchaient
  • ceux avec qui il ne fallait surtout pas être vu
  • dragueur
  • adepte de la gamelle
  • ceux qui mangeaient à la cantine
  • bac+5
  • supporter de l’OM, etc. 
  • ceux payaient leur tournée
  • ceux qui n’avaient jamais de monnaie
  • ceux qui avançaient la monnaie
  • ceux qui remboursaient
  • ceux qui chacun pour soi
  • ceux qui ne prenaient rien…
  • n° 23 espresso (avec 3 s et 0 x) court sans sucre avec lait
  • n° 22 espresso court noir sucré meilleur que le 21
  • n°14 soluble long avec sucre 
  • n°43 « quoi un potage tomate à cette heure ? »
  • n° 32 thé arôme agrumes… 
C’était le rituel de la pause-café de 10 h et quelque.

Le premier jour du placard, il avait patienté pour attraper le train de 10 h 20.
A 10 h 25, il était sorti du placard. Le dernier wagon de tête était presque arrivé au bout du couloir. Il lui avait emboîté le pas. Mais à son arrivée à la sacro-sainte machine, il avait été accueilli par un silence assourdissant.
Alors qu’il saluait à la cantonade, Carré, Mouchin et Blondeau, expertises qualité avec un grand Q (à ne pas confondre avec un gros Q ah ah ah !), lui avaient tourné le dos ostensiblement. Il avait évité de justesse les gobelets lancés dans la poubelle par les quatre mal dégrossis des réseaux informatiques pendant que Gradin, Nassem et Lurtick, logistique, transport et acheminement, avaient grimacé un truc inaudible avant de s’éloigner.
Tout le monde paraissait mal à l’aise, il dérangeait. Ses mains s’étaient mises à paniquer et il avait appuyé sur la touche 14 par erreur… soluble long avec sucre.
Il détestait le café sucré. Et encore plus le café instantané.
Il était resté deux minutes planté à côté de la machine avec son café dégueulasse, un goût de fer dans la bouche. A son tour avait jeté le gobelet à moitié vide dans la poubelle mais les éclaboussures avaient taché la manche de sa veste.
Et réintégré le placard à 10 h 32.

Le lendemain il avait retenté le coup. A 10 h 20 pile.
Il avait remonté le couloir en contresens des sans-grades. Il fendait la foule. Son cœur s’était mis à battre. Même eux s’écartaient de lui. Leurs regards en biais, leurs voix qui baissaient sur son passage, il n’était plus personne et ses oreilles sifflaient.
Arrivé devant la machine, il avait fouillé dans sa poche pour trouver les 70 centimes mais il n’avait que 65 centimes.
Il devait retourner au placard à moins qu’une âme charitable ne le dépanne de 5 centimes. Mais les mots étaient restés coincés dans son larynx. Et tout le monde avait fait comme si de rien n’était. Il avait fait demi-tour.
Au bout du couloir, il avait vu débouler un train composé de Carré, Mouchin, Blondeau, Gradin, Nassem, Lurtick et Super Manager.
Il savait ce qui allait se passer : ils allaient tous se battre pour lui offrir son numéro 23. Il l’avait fait autrefois.
Il avait senti un parfum de sueur froide.
Il s’était réfugié dans les toilettes. Derrière la porte fermée à clé, il avait connu sa première crise d’angoisse, la respiration coupée, les jambes flageolantes et l’estomac au bord des lèvres.
Combien de temps était-il resté assis sur la cuvette des W.-C. à attendre que les battements de son cœur arrêtent de cogner, que ses jambes acceptent de le porter et que les suffocations de sa respiration stoppent ?
Il avait réintégré le placard à 11 h 16.

Depuis il sort du placard à 10 h 45. Il est sûr de ne plus croiser personne sur son chemin.
Le couloir est vide. Il peut aller boire son numéro 24. Espresso court noir sans sucre. 70 centimes. Seul. Tout a l’air bien tranquille. Il respire.
Mais soudain, il stoppe net : il vient de distinguer une silhouette au bout du couloir. Elle porte un plateau de café dans les mains.
- Bon sang que fait-elle là ?
Il vient de la reconnaître. Elle travaille à l’export et s’occupe des nouveaux marchés japonais.
- La fille de l’accueil doit encore être malade…
Elle a du chien (Mouchin et Blondeau disent qu’elle a de la chienne, ah ah ah !) mais surtout beaucoup d’intelligence.
Il la regarde. Elle est vraiment belle. Elle marche la tête haute, le regard fier. Même avec son plateau de café, elle ne se prend pas pour … mais bon sang, elle est en jean ! Et pourquoi porte-t-elle des baskets violettes ?

Il jette un coup d'œil à son portable. Il est tout juste 10 h 52.
(à suivre…)

1 commentaire:

  1. Je suis contente que les deux personnes travaillent dans la même boite ! Ca me soulage presque, ils ne sont presque plus tout seul.

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