LE BLOGLE BACKSTAGE

lundi 30 mars 2015

Mon père, ce héros



Je n'étais pas du tout partie pour t'écrire, papa.

J'étais en colère, ce soir, en colère contre la terre entière comme ça m'arrive parfois. Révoltée par l'injustice de la vie, bouleversée aussi.
J'étais là à me torturer, à chercher ce que je pourrais bien répondre à mon grand qui venait de me demander ce qu'il allait faire l'an prochain vu que tout ce qu'il avait envie de faire on lui répondait systématiquement qu'il ne pouvait pas le faire. Tu vois, papa, on est en plein dans les histoires d'orientation. Et je peux te dire qu'avec un gamin qui ne rentre pas dans les cases, c'est coton.
J'avais envie de crier, de tout casser, de tout envoyer balader. De pleurer un peu aussi mais ça je n'allais pas le dire, papa. J'ai de qui tenir.
Alors, pour me changer les idées, je me suis mise à trier des photos que maman m'a envoyées pour illustrer son recueil de souvenirs. Et là, papa,  je suis tombée sur cette photo de toi que je ne connaissais pas.
Tu m'aurais vue ! J'étais là, à te scruter, te dévisager sous toutes tes coutures. Un peu comme si, justement, je ne t'avais jamais vu.  C'est un comble, non ?
Et tu me croiras si tu veux, papa, mais j'ai commencé à te parler. A me confier. A te dire tout ce que j'avais sur le cœur, et ça en fait gros. Gros comme ça au moins…
J'étais tellement bien avec toi, papa, ça faisait si longtemps, toi et moi, qu'on avait pas eu un vrai moment ensemble. Une éternité. Tiens j'ai même versé quelques larmes, pas trop mais un peu quand même, suffisamment en tout cas pour me faire du bien et sentir ma colère et ma révolte se faire la malle sur la pointe des pieds. Le calme revenir. C'est toujours ainsi après un gros chagrin, papa, on en sort lessivé mais apaisé. Enfin en tout cas, chez moi, ça se passe comme ça.
Bon, au final, j'étais déjà en train de me dire que j'allais pouvoir rejoindre mon lit un peu plus tôt que d'habitude, peut-être achever le bouquin en cours, en plus j'étais un peu fatiguée à cause du changement d'heure, le passage à l'heure d'été qui fait les jours plus longs et les nuits plus courtes, c'est proportionnel, etc. Mais avant de fermer mon ordinateur, je n'ai pas pu résister à mon envie de regarder cette photo de toi une dernière fois et  … je me suis mise à écrire.
Comme tu étais beau, papa !

PS. Papa, ne t'inquiète pas, j'ai relevé la tête, affûté mes arguments : demain soir y'a réunion parents-profs… ils n'ont qu'à bien se tenir.

jeudi 26 mars 2015

Destins


Mes yeux sont fixés sur la trainée blanche d'un avion, tout là-haut… 


Elle n'avait pas envie de le quitter une nouvelle fois. Elle pleurait quand le taxi avait démarré. 
Il n’avait pas envie de partir. Il était si bien auprès d’elle. Mais ce n’était que pour deux jours et il la retrouverait.
Elle était passée en vitesse par le Duty Free pour lui rapporter un flacon de parfum. Elle aimait tellement son odeur.
Il avait promis de l’emmener au cinéma ce week-end, elle détestait y aller seule.
Ses enfants lui avaient demandé du touron. Il s’était arrêté à l’épicerie près de l’hôtel. A cause de ça, il avait bien failli rater l’embarquement.
Le car l’avait déposé juste devant l’aérogare, heureusement, sa valise était tellement lourde. Il avait dû payer une surtaxe.
Elle n’aurait jamais pensé qu’elle serait aussi heureuse de rentrer chez elle retrouver ses deux petits frères.
Il n’avait pas eu le temps de finir son jus d’orange : il aurait dû se lever plus tôt. Il n’aimait pas le mélange du goût avec le dentifrice.
C’était la première fois qu’elle embrassait un garçon. Il avait été si tendre avec elle.
Il avait décidé de divorcer. Ils ne pouvaient pas continuer à se déchirer ainsi.
Elle était inquiète pour son bébé. Pourvu qu’il n’ait pas mal aux oreilles.
Il avait renversé du café sur la veste de son costume. Dès demain, il la porterait au pressing au bout de sa rue.
Elle venait de commencer à lire Ces instants-là, de Herborg Wassmo.
Il avait envie d’un whisky. Un whisky et une cigarette. Après il s'était promis d'arrêter de fumer.
Elle devait entrer à l'hôpital jeudi pour la première séance de chimiothérapie. 
Il allait pouvoir se reposer deux ou trois heures, peut-être même dormir un peu. Les deux derniers jours avaient été épuisants. 
Elle devait préparer son entretien d'embauche. Cela faisait six mois qu'elle était au chômage. 
Personne n'était au courant qu'il venait pour la fête : ce serait une belle surprise. Son cadeau d'anniversaire. 
Elle avait perdu le stylo que son père lui avait offert à son entrée à l'université. Elle n'oserait jamais lui avouer. 
Il avait promis à son neveu de lui apprendre à skier. 
Elle avait mal aux jambes. Sa jupe était trop courte, ses bottes la serraient aux mollets. 
Il espérait qu'il y aurait un bon film. Cela ferait passer le temps plus vite. 
Elle n'avait pas envie de le quitter une nouvelle fois. Elle pleurait quand le taxi avait démarré. 
Il n’avait pas envie de partir. Il était si bien auprès d’elle. Mais ce n’était que pour deux jours et il la retrouverait…

Le destin. Et rien d'autre. 

mercredi 25 mars 2015

Connard !


Il y avait un joli rayon de soleil et un petit moment de liberté dans ma journée. J'ai pris mon chien, mes baskets et je suis partie.
Il y avait un coin de ciel bleu et un air un peu frais qui rosissait les joues. J'ai marché au hasard des sentes et j'ai respiré un grand coup.
Il y avait les branches des arbres en fleurs en haut des murs des jardins et un parfum de miel qui embaumait le coin de ciel bleu.
Il y avait un joli rayon de soleil, mon chien, mes baskets sur le chemin, les arbres fleuris, un coin de ciel bleu, la liberté et moi.
On était juste bien.
Et puis soudain, il y a eu ce gars au milieu du chemin, son sale regard, sa sale voix, ses mots sales.
- Tu m'suces ?
Le soleil s'est caché, il n'y avait pas une feuille aux arbres, le ciel est devenu gris, de vieux kleenex jonchaient les bords de la sente, ça puait la pisse.
Mon chien a grogné un bon coup. Moi aussi.
- Connard !
Et puis j'ai serré ma veste autour de moi, j'ai pressé le pas.
Mon chien, mes baskets et moi, on n'avait plus qu'une hâte : rentrer chez nous.

La mise au placard - Le smartphone


Personne ne doit ignorer que derrière les portes de certains placards vivent des hommes et des femmes. Cette série documentaire est très librement inspirée de leur expérience. 


Episode 6

Le smartphone

Jeudi - 8 h 02
En fermant la porte du placard, elle a réalisé qu’elle avait dû oublier son smartphone chez elle.
Elle a remué son sac, l’a vidé entièrement sur son bureau. Il était peut-être là, coincé entre son agenda de l’an passé – pour quoi faire ? – et sa pochette de maquillage.
Elle a extrait une pomme un peu tallée, un paquet de kleenex entamé, son trousseau de clé et tout un tas de bazar maculé de miettes sales.
Rien.
Pas de smartphone. La catastrophe.
A 8 h 11, elle est ressortie en trombe, elle a traversé l’accueil, elle a couru jusqu’à sa voiture.
Il fallait absolument qu’il y soit. Il avait dû tomber entre le siège conducteur et le frein à main, cela lui était déjà arrivé plusieurs fois. Mais elle a eu beau fouiller dans tous les sens, elle ne l’a pas trouvé.
Rien. Pas de smartphone.
Brutalement, l’image lui est revenue : il était posé sur la table de la cuisine, elle avait mis sa tasse de petit-déjeuner dans le lave-vaisselle, et elle avait oublié le smartphone.
Elle s’est appuyée contre la voiture, elle a très froid tout à coup et elle se met à claquer des dents une nouvelle fois.
Elle la reconnaît, tremblements, frissons, haut-le-cœur, palpitations, tétanie : c’est encore cette putain de panique qui vient tous les jours se rappeler à elle.
Sans smartphone, elle n’est plus rien.

Lundi matin, elle était arrivée à 8 h 04.
Elle était entrée dans le placard, avait accroché son manteau et posé son sac au pied de son bureau.
Elle commençait toujours par prendre ses mails. C’était une habitude qu’elle avait conservée d’avant. On ne savait jamais.
Elle avait ouvert sa session, s’était connectée sur sa boîte courriel. Mais elle avait eu beau cliquer, recliquer, la connexion ne se faisait pas.
Elle avait relancé l’ordinateur. Une fois. Deux fois. Trois fois.
Rien à faire.
Elle avait pensé à un problème réseau.
Jusqu’à 10 h 43, elle avait espéré.
A 10 h 45, elle avait appelé le manager réseau. Un grand mollasson aux yeux de merlan congelé.
- Ta connexion a été supprimée cette nuit…
Elle avait eu l’impression qu’un gouffre s’ouvrait devant elle.
Tout vacillait.
- … super manager m’a demandé de supprimer ta connexion…
Elle tombait au fond du puits. Elle était aspirée.
-… je viendrai chercher l’ordi dans la journée…
Elle avait raccroché avec l’impression d’être une enveloppe vide.
Elle n’avait plus de connexion internet. Elle n’était plus reliée au monde.
Elle n’existait plus pour personne. Disparue. Elle venait d’être gommée, effacée.
A 15 h 23, il était venu récupérer l’ordinateur. Il avait d’abord emporté le disque dur avant de revenir pour enlever cet écran qui la protégeait encore du mur grisâtre face à elle. Ce mur qui la regardait du matin au soir. Qui l’épiait.
Qu’y avait-il derrière cette cloison. Un autre placard ? Un miroir sans tain ? Combien étaient-ils à la regarder plonger ?
C'était prévisible : ils avaient dû attaquer la phase B de leur plan de merde avec l’intention de la faire plier.
Depuis, elle vivait accrochée à son smartphone.

Elle s’est écroulée sur le siège conducteur, elle a posé sa tête sur le volant, les yeux fermés.
Elle aimerait s’endormir là, tout de suite.
Comment a-t-elle pu l’oublier ? Quelle abrutie. Ils ont raison, on ne peut pas compter sur elle, elle n’est absolument pas fiable.
Que va-t-elle devenir ? Elle ne peut pas retourner dans le placard sans ce putain de smartphone. Comment saura-t-elle l’heure qu’il est, elle n’a pas de montre, que va-t-elle faire ? Elle va crever dans le placard et personne n’y verra que du feu.
Elle a mal partout. Des pieds à la tête, du bout des doigts aux lobes des oreilles. Elle a l’impression de n’être qu’une immense contraction.
- Ça ne va pas ?
Quelqu'un lui parle avec une voix douce et bienfaisante.
- Vous voulez que j’appelle quelqu’un ?
Quelqu'un se soucie enfin d'elle. Elle sent la tension se relâcher, elle est prête à craquer mais subitement un petit radar se met à sonner dans sa tête
- Méfiance ! Attention danger… 
Elle ne doit pas tomber dans le piège. 
Ne jamais baisser la garde. 
- Souviens-toi : pas une voix ne s'est élevée pour te défendre, personne ne pousse jamais la porte de ton placard… 
Si la voix propose d'appeler quelqu’un, c'est qu'elle fait partie de la phase B … te faire plier… Ils sont capables de tout. Elle doit se méfier de tout le monde. 
Ils sont partout. 
Avec ou sans smartphone, il faut absolument qu’elle relève la tête…

(à suivre)

lundi 23 mars 2015

Quelques fleurs


J’ai acheté des anémones sur le marché. 

Je cherche le vase qui mettra en valeur leurs longues tiges un peu dégingandées.
J’adore ce vase mauve. Tu me l’as offert pour un de mes anniversaires. 
Nous avions moins de 30 ans.
Il m’a suivie partout où je suis allée. Dans le bonheur, le doute, les larmes, le rire, les lendemains qui (dé)chantent… 
Mais où que je sois, à chaque fois que j’y mets des fleurs, je pense à toi. Toi, mon amie, ma chère amie. Même si nous ne voyons plus souvent, si peu, tu es toujours là, près de moi. 
Nous avons traversé tant d’années ensemble. Tout un monde, notre adolescence, notre jeunesse, nos mariages (un pour toi, deux pour moi), nos enfants (deux chacune), nos idéaux. Nous avons partagé des heures de discussion, tout nous passionnait, nous rapprochait, les études, la psychologie, la politique, les arts, la mode, les voyages, la gastronomie, le monde, l’amour… 
Tant de confidences échangées.
Je t’ai toujours trouvée belle, intelligente, douce, élégante. T’ai-je jamais seulement dit qu’en face de toi j’avais parfois le sentiment d’être un brouillon !
Je reconnais ton parfum entre tous. Toi seule a le droit de porter Quelques fleurs d’Houbigant. Un jour dans le métro, j’ai couru après une femme qui t’avait volé ton parfum. Je l’ai attrapée par le col et quand elle s’est retournée, cette autre que toi, j’ai eu un choc. Tu ne peux pas imaginer comme elle était laide. 
Étrangement, la vie nous a éloignées, toi et moi : la vie et sa géographie, ses points cardinaux, ses chemins de traverse, ses méandres, ses bouchons du samedi, ses péages d’autoroute ; la vie et son chronomètre, les heures et les minutes qui défilent, le temps qui passe, les calendriers avec des zones de couleurs A, B et C, des semaines paires et impaires et un nombre de jours comptés par année. 
N’empêche que… 35 ans après notre première rencontre sur une plage corse (te souviens-tu ?), nous avons toujours 355 jours d’écart, exactement, et nos anniversaires de marsiennes (ou martiennes ?) dix jours de décalage. Et comme le tien vient après le mien, j’ai moins de mal à t’oublier puisque toi tu ne m’oublies jamais ! Comprenne qui pourra…
Alors hier, en guise de carte d’anniversaire, je t’ai envoyé la photo de ton vase avec ces quelques fleurs. Tu m’as répondu par ce message : « Merci beaucoup pour ton joli mot et la photo du bouquet dont je reconnais effectivement le vase. A propos de fleurs, il y a des années aussi (mais pas 20 ans), tu m’avais offert une plante fleurie. Et bien figure-toi qu’elle a refleuri le jour de tes 50 ans, et ce n’est pas une fable… Elle n’avait pas refleuri depuis des années ! »
Un esprit rationnel dirait que cette plante ne fleurit que tous les dix ans, qu’elle a manqué d’engrais, d’eau ou de soleil. Il ignore donc que tu soignes les fleurs mieux que quiconque ?
Mon esprit irrationnel me dit que cette plante a de l’intuition et qu'elle essaye de nous dire tout simplement que non, mon amie, ma chère amie, notre belle amitié n'a jamais été une fable !

samedi 14 mars 2015

La mise au placard - 10 h 45


Personne ne doit ignorer que derrière les portes de certains placards vivent des hommes et des femmes. Cette série documentaire est très librement inspirée de leur expérience. 


Episode 5

10 h 45

10 h 12. Cela fait 1 h 34 qu’il a envie d’un café mais il sait qu’il doit patienter encore 33 minutes. Au minimum.
Il ne va quand même pas se faire avoir une troisième fois.

Au début du placard, il avait pensé pouvoir conserver les bonnes habitudes.
Tous les jours à 10 h, une première transhumance s’engageait dans le couloir. Celle des sans-grades. Ils avançaient par groupe de 3 ou 4. Etre à 2 était suspect. Ici on n’aimait pas les amitiés particulières. On n’aimait pas les amitiés tout court.
A 10 h 15 c’était le chassé-croisé : tandis que le train des cadres se mettait en mouvement les sans-grades retournaient à leurs open space sans lumière, et parfois même sans fenêtre.
On se croisait, on se saluait parfois mais on ne se mélangeait jamais.
La division se faisait selon une hiérarchie bien précise :
  • 10 h à 10 h 20 pour les sans-grades
  • 10 h 20 à 10 h 35 pour les cadres
  • homme
  • femme
  • supporter du PSG
  • fumeur
  • cravate
  • lèche-bottes
  • espion de la direction
  • syndicaliste
  •  ceux avec qui il fallait être vu
  • celles qui couchaient
  • ceux avec qui il ne fallait surtout pas être vu
  • dragueur
  • adepte de la gamelle
  • ceux qui mangeaient à la cantine
  • bac+5
  • supporter de l’OM, etc. 
  • ceux payaient leur tournée
  • ceux qui n’avaient jamais de monnaie
  • ceux qui avançaient la monnaie
  • ceux qui remboursaient
  • ceux qui chacun pour soi
  • ceux qui ne prenaient rien…
  • n° 23 espresso (avec 3 s et 0 x) court sans sucre avec lait
  • n° 22 espresso court noir sucré meilleur que le 21
  • n°14 soluble long avec sucre 
  • n°43 « quoi un potage tomate à cette heure ? »
  • n° 32 thé arôme agrumes… 
C’était le rituel de la pause-café de 10 h et quelque.

Le premier jour du placard, il avait patienté pour attraper le train de 10 h 20.
A 10 h 25, il était sorti du placard. Le dernier wagon de tête était presque arrivé au bout du couloir. Il lui avait emboîté le pas. Mais à son arrivée à la sacro-sainte machine, il avait été accueilli par un silence assourdissant.
Alors qu’il saluait à la cantonade, Carré, Mouchin et Blondeau, expertises qualité avec un grand Q (à ne pas confondre avec un gros Q ah ah ah !), lui avaient tourné le dos ostensiblement. Il avait évité de justesse les gobelets lancés dans la poubelle par les quatre mal dégrossis des réseaux informatiques pendant que Gradin, Nassem et Lurtick, logistique, transport et acheminement, avaient grimacé un truc inaudible avant de s’éloigner.
Tout le monde paraissait mal à l’aise, il dérangeait. Ses mains s’étaient mises à paniquer et il avait appuyé sur la touche 14 par erreur… soluble long avec sucre.
Il détestait le café sucré. Et encore plus le café instantané.
Il était resté deux minutes planté à côté de la machine avec son café dégueulasse, un goût de fer dans la bouche. A son tour avait jeté le gobelet à moitié vide dans la poubelle mais les éclaboussures avaient taché la manche de sa veste.
Et réintégré le placard à 10 h 32.

Le lendemain il avait retenté le coup. A 10 h 20 pile.
Il avait remonté le couloir en contresens des sans-grades. Il fendait la foule. Son cœur s’était mis à battre. Même eux s’écartaient de lui. Leurs regards en biais, leurs voix qui baissaient sur son passage, il n’était plus personne et ses oreilles sifflaient.
Arrivé devant la machine, il avait fouillé dans sa poche pour trouver les 70 centimes mais il n’avait que 65 centimes.
Il devait retourner au placard à moins qu’une âme charitable ne le dépanne de 5 centimes. Mais les mots étaient restés coincés dans son larynx. Et tout le monde avait fait comme si de rien n’était. Il avait fait demi-tour.
Au bout du couloir, il avait vu débouler un train composé de Carré, Mouchin, Blondeau, Gradin, Nassem, Lurtick et Super Manager.
Il savait ce qui allait se passer : ils allaient tous se battre pour lui offrir son numéro 23. Il l’avait fait autrefois.
Il avait senti un parfum de sueur froide.
Il s’était réfugié dans les toilettes. Derrière la porte fermée à clé, il avait connu sa première crise d’angoisse, la respiration coupée, les jambes flageolantes et l’estomac au bord des lèvres.
Combien de temps était-il resté assis sur la cuvette des W.-C. à attendre que les battements de son cœur arrêtent de cogner, que ses jambes acceptent de le porter et que les suffocations de sa respiration stoppent ?
Il avait réintégré le placard à 11 h 16.

Depuis il sort du placard à 10 h 45. Il est sûr de ne plus croiser personne sur son chemin.
Le couloir est vide. Il peut aller boire son numéro 24. Espresso court noir sans sucre. 70 centimes. Seul. Tout a l’air bien tranquille. Il respire.
Mais soudain, il stoppe net : il vient de distinguer une silhouette au bout du couloir. Elle porte un plateau de café dans les mains.
- Bon sang que fait-elle là ?
Il vient de la reconnaître. Elle travaille à l’export et s’occupe des nouveaux marchés japonais.
- La fille de l’accueil doit encore être malade…
Elle a du chien (Mouchin et Blondeau disent qu’elle a de la chienne, ah ah ah !) mais surtout beaucoup d’intelligence.
Il la regarde. Elle est vraiment belle. Elle marche la tête haute, le regard fier. Même avec son plateau de café, elle ne se prend pas pour … mais bon sang, elle est en jean ! Et pourquoi porte-t-elle des baskets violettes ?

Il jette un coup d'œil à son portable. Il est tout juste 10 h 52.
(à suivre…)

mardi 10 mars 2015

Le verre à moitié plein


Ça dure depuis plusieurs jours.

Je suis dans ma petite voiture, je rentre du boulot et je suis là à me torturer, à me demander pourquoi, pourquoi, pourquoi en ce moment je me sens à ce point différente de celle que je suis habituellement. J'ai l'impression d'avoir une enclume sur la poitrine, un truc hyper lourd qui me gêne pour respirer, avancer, bosser, aimer, dormir, manger...
Mis à part le fait que ce soit carrément inconfortable, j'aimerais savoir ce qui m'arrive.
J'ai beau expirer, inspirer, essayer de me relaxer, je me sens entravée. Même mon visage me fait mal. J'ai l'impression de porter un masque d'argile desséchée qui m'empêche de sourire naturellement, d'éclater de rire, d'être naturellement moi.

Et puis, comme j'arrive à l'entrée de ma ville, sans y penser, je commence à lever le pied. Et c'est à cet endroit précis, où tous les jours je ralentis, que je comprends.

Enfin (putain c'est pas trop tôt) !

Moi qui pensais que j'avais encore plein de temps devant moi, que ça n'allait pas m'arriver, pas tout de suite du moins, et bien voilà j'y suis, je vais le franchir une bonne fois pour toutes ce fichu panneau cerclé de rouge (putain de putain de panneau de merde).

50.  C'est écrit noir sur blanc. Après-demain je vais avoir 50 ans. 50 balais. 50 piges. C'est énorme ! 5 décennies. Un 5 et un 0 à côté. Un demi siècle  (quel bordel ce changement d'unité, il va falloir que j'apprenne à compter en siècle désormais).
Donc après-demain - vous avez bien noté la date au moins -, je vais fêter mon cinquantième anniversaire  et pour le coup, ça fait penser à une commémoration, non ?

Bon alors, mis à part le fait que je n'ai pas envie de me faire traiter de vioque, de vieille peau, de rombière, de ne plus être bonne à rien, d'être fripée, ridée, fatiguée, je dois donc me rendre à l'évidence : putain de bordel de merde j'ai déjà vécu 50 années de ma vie. 

Et franchement, je me demande ce que j'ai bien pu faire pendant ces fichus 50 années pour qu'elles passent si vite.

C'est l'histoire du verre à moitié vide. Ou à moitié plein. Tout dépend de quel côté on se situe. Et franchement, je me rends à l'évidence : j'ai la trouille.

lundi 9 mars 2015

La mise au placard - Thé ou café ?


Personne ne doit ignorer que derrière les portes de certains placards vivent des hommes et des femmes. Cette série documentaire est très librement inspirée de leur expérience. 


Episode 4

Thé ou café ?

Un de ses problèmes quotidiens était qu’elle ne savait plus du tout comment s’habiller.
S’habiller pour quoi faire ?
Elle avait même pensé à un moment venir en jogging. Après tout, désormais elle pouvait faire fi des coquetteries et des convenances. Le placard supporterait bien une tenue confortable.
Et puis ce n’était pas pour le monde qui y passait. Quoique…
Avant avant-hier, le super manager avait débarqué sur les coups de 10 h 06 sans même prévenir ni frapper. Jusque-là rien de changé.
Depuis 8 h 07, elle avait ouvert les fenêtres en grand et entrepris le ménage de printemps.
- … et ce n’est pas du luxe… je te le dis…
Elle chantonnait presque son plumeau à la main, perchée sur son escabeau.

Il était entré comme dans un moulin. Elle ne l’avait pas vu, pas entendu d’autant plus qu’elle était de dos. Sur la pointe des pieds de la dernière marche de son échelle pour tenter de faire la peau aux poussières déposées tout en haut des étagères.
Quand elle avait perçu un marmonnement dans l’entrebâillement de la porte, elle avait sursauté et même failli partir à la renverse.
- …eu… clients… nais… rivent … sonne … fé…té.
Le temps qu’elle descende de son échelle, il était déjà reparti.

Des bribes entendues, elle avait déduit qu’elle devait aller servir le café pour des clients qui venaient d’arriver.
- Chic je vais voir du monde… enfin !
Et puis elle avait regardé son jean, ses baskets violettes et, toutes NewBalance qu’elles étaient, elle avait pensé.
- Euh ça va pas le faire…
Mais le placard n’était pas un dressing donc… il allait bien falloir que ça le fasse.

Alors comme si de rien n’était, très naturellement, elle avait préparé le café, pas trop fort pour ne pas gâcher, et dressé le plateau du café. Pour combien de personnes au fait ? Elle avait prévu huit tasses ce qui, pensait-elle, lui laissait une marge assez confortable. Sans oublier le sucre, les touillettes en plastique. Elle avait aussi farfouillé pour trouver un petit biscuit mais en vain. Pas une miette, même périmée, à l’horizon. 

Et oui les voies du master d’économétrie et statistique appliquée étaient bel et bien impénétrables ! Mais elle tenait entre ses mains l’essentiel : aujourd’hui, elle avait enfin l’occasion de sortir du placard.

Enfin elle s’était lancée dans le couloir. La démarche altière, la tête haute, le regard fixé sur un point à l’horizon lointain, elle appliquait la sacro-sainte règle des garçons de café
- …surtout ne jamais regarder son plateau…
Par chance, elle n’avait croisé personne.

Elle avait frappé à la porte de la salle de réunion et, sans attendre la réponse, était entrée, la NewBalance énergique.
Mais là, elle avait stoppé net. Que n’avait-elle entendu ou compris… C’était la catastrophe, il recevait des clients japonais. Et surtout il recevait ses clients japonais à elle. 
La réunion spéciale « marchés japonais » était gravée dans sa mémoire : deux heures pour expliquer aux cadres – mais oui c’était avant le placard ! – les (dress) codes spécifiques aux clients nippons. 

D’emblée elle venait de transgresser coup sur coup deux codes majeurs.
1. Elle portait un pantalon.
2. Elle n’avait pas attendu qu’on lui dise d’entrer.

Mais surtout qu’allaient comprendre ces messieurs au management de l’entreprise ? La négociatrice d’hier servait aujourd’hui le café… en NewBalance violettes de surcroît.
Pour le moins étrange, non ?
Elle frissonna. D’ailleurs Super Boss la fusillait d’un regard assassin. Mauvais présage.
- Toi ma vieille tu vas passer un sale quart d’heure…
Elle sentait l’orage arriver, ça pouvait exploser d’un instant à l’autre.
Malgré tout elle avait tenté de poser le plateau sur la table mais il l’avait arrêtée net d’un geste de la main.
Il n’allait quand même pas… Il ne pouvait pas faire ça... Elle s’attendait au pire. Comme à son habitude il détourna son regard, l’éjecta de son champ de vision. Il la bannissait une nouvelle fois. Elle entendit sa voix cinglante, bien distincte cette fois.
- Je vous ai demandé du thé… Vous savez pourtant que ces messieurs ne boivent jamais de café !

Même ça, elle n’était pas fichue de le faire bien.
(à suivre…)

vendredi 6 mars 2015

La mise au placard - Un os à ronger


Personne ne doit ignorer que derrière les portes de certains placards vivent des hommes et des femmes. Cette série documentaire est très librement inspirée de leur expérience. 

Episode 3

Un os à ronger 

Ce matin on avait frappé à la porte du placard. Incroyable mais vrai. Oui on avait frappé à la porte du placard.
Toc toc toc.
Trois petits coups brefs.
Il avait relevé la tête, à peine le temps de pousser son portable sous un feuillet griffonné.
- Oui… entrez.
Il aurait préféré prendre une voix plus assurée, l’impression qu’elle déraillait dans l’aigu. Comme s’il avait peur.
Peur de quoi ?
C’était la sous-manageuse des pertes et profits. Un programme à elle toute seule.
A quoi servait-elle ? Il avait posé la question autrefois, il se le demandait encore puisqu’on ne lui avait jamais répondu.
- Je ne vous réveille pas ?
Non, elle ne pouvait pas avoir dit ça. Impossible.
- Je ne vous dérange pas ?
Est-ce qu’il se trompait : il lui semblait pourtant avoir perçu une pointe d’ironie dans son intonation.
- Non, non bien sûr…
Malheureusement pour elle, la pauvre fille était incapable d’ironie.
Elle poussait un chariot avec trois gros cartons remplis de feuillets.
- Je peux vous demander un service…
Un service au placard ? Il renifla le danger.
- Mmmmmm… si je peux vous aider.
Ne plus prendre d’initiative surtout.
Ne pas outrepasser les prérogatives du placard.
- Est-ce que vous pourriez me classer ces documents par ordre…
Il y avait un os. Et il était de taille. Il connaissait le problème…
- … alphabétique date d’entrée fournisseur client…
Elle débitait son texte de façon mécanique. Depuis combien de temps ? 25, 30 ans ? Il lui aurait bien demandé mais qu’est-ce que ça aurait changé ? Elle ne connaissait rien d’autre, elle ne connaîtrait jamais rien d’autre.
-… code rouge en haut à droite, feuillets impairs code noirs en bas à gauche…
Ça ressemblait à une roulette de casino… sauf qu’il n’y avait rien à gagner. Impair perd et passe. 
19 836 feuillets en désordre total à remettre en ordre.
Dès son arrivée, il avait expliqué que ce boulot ingrat qui occupait une personne pendant plusieurs heures d’affilé pouvait être évité très simplement.
- Mulet est absent.
Il suffisait juste de définir des clés de tri avant de lancer…
- … et je n’ai personne dans les bureaux pour le faire….
… l’impression. Bref un simple protocole à définir.
On lui avait demandé de rester à sa place. Pour qui se prenait-il ? On avait toujours fonctionné ainsi.
- …pas de leçon à recevoir… Occupez-vous de ce qui entre dans vos attributions…
Ça occupait Mulet trois jours par semaine. Quant à lui ses attributions n’avaient jamais été clairement définies : elles fluctuaient du jour au lendemain.
Il avait insisté. Rédigé une note qu’il avait envoyée au super manager avec copie aux 2 premiers managers, aux 4 seconds managers et aux 6 sous managers.
Une vraie armée mexicaine. 13 personnes au total.
Il n’avait pas reçu une seule réponse. Son écrit s’était comme atomisé dans la stratosphère managériale.
Il était encore jeune, il voulait œuvrer pour l’entreprise.
C’était là l’os.
Vouloir.
En vouloir.
Et surtout ne pas vouloir comme les autres.
- … alors ?
Elle attendait devant lui plantée, la main accrochée à son téléphone. Prête à dégainer s’il disait non…
- Alors quoi ?
- Beh, alors vous le prenez le boulot ?
Il jeta un coup d’œil au chariot. Ce n’était pas très excitant mais ça ressemblait à une sorte de défi. Il n’avait jamais tenté l’expérience. De toute façon, ça ou autre chose. Il pourrait peut-être en tirer une étude statistique, voire même une infographie.
- Aller, je vais faire ça pour vous…
Sur son visage, il crut voir passer une expression furtive de surprise. Non elle n’était pas assez subtile pour ça.
La pauvre fille ne s’en rendait même pas compte mais elle venait de lui offrir un bon gros os à ronger… En prenant son temps, il pouvait être occupé au moins jusqu’à après-demain. 
En prenant son temps, pas de précipitation.
Deux jours de boulot, c’était du placard 4 étoiles…

Et il n’était que 9 h 42.
(à suivre)

jeudi 5 mars 2015

La mise au placard - La clé


Personne ne doit ignorer que derrière les portes de certains placards vivent des hommes et des femmes. Cette série documentaire est très librement inspirée de leur expérience. 

Episode 2

La clé

Désormais le pire moment de sa journée est celui où elle ouvre la porte du placard.
Même si plus personne ne lui fait remarquer :
- Vous êtes en retard… Une panne d’oreiller ?
Mais, elle, elle voit s’afficher son heure d’entrée au placard sur la badgeuse : 8 h 03 ou 04, ça dépend des jours.
Elle peste. Si elle dépasse l’heure, elle ne pourra pas débadger avant 16 h 15. La badgeuse ne compte pas les minutes comme tout le monde : avant l’heure c’est pour sa pomme, après l’heure c’est à la faveur du directeur des ressources du placard.
Même la badgeuse n’est plus son alliée : avant elle notait ses heures supplémentaires, maintenant elle note ses minutes d’égarement.

Une fois de plus elle est arrivée en retard. Cela fait quelque temps qu’elle ne parvient plus à être à l’heure. Après le passage à la badgeuse, il faut bien y aller.
L’issue est inéluctable : elle doit ouvrir la porte de ce putain de placard mais quoi qu’elle fasse, la clé ne fonctionne jamais comme elle devrait. L’autre jour elle a même du aller quémander l’aide du responsable clés et portes.
La garce ! Malgré ses doigts épais, il a ouvert la porte en un coup de cuillère à clé.
- Beh tu vois bien qu’elle marche ta clé…
Elle n’a pas pu s’empêcher de le reprendre
- …tu veux dire qu’elle fonctionne…
Il l’a regardée en coin. Elle n’aurait pas dû, ça lui a échappé. Il a pensé presque à voix haute
- … pauv’fille, la prochaine fois, tu t’démerderas...
Elle a essayé de se rattraper
- Merci, vraiment merci, si tu veux, je t’offre…
Mais il était déjà parti.
- … un café ?
Elle était de nouveau toute seule.

N’empêche qu’elle a été rassurée un temps et puis, voilà qu'aujourd’hui ça recommence.
Elle est là, devant la porte du placard, à s’agacer sur cette fichue serrure. Rien à faire, elle n’y arrive pas. Elle sent le mode panique qui s’enclenche et ses mains tremblent, fébriles. La clé lui glisse des doigts et, comme un fait exprès, tombe au fond de son sac. Au moment précis où, au détour du couloir, surgit le grand manager, elle est à quatre pattes par terre en train de farfouiller dans sa besace. 
Lui qui habituellement marche si vite donne l’impression d’avancer au ralenti.
Elle sent ses yeux s’attarder sur son dos.
Aucune concupiscence. Rien.  
Il la foudroie de son mépris. Un mépris glacial.

Et elle ? Que fait-elle ?
Elle récupère la clé. D’un seul coup l’introduit dans la serrure. Ouvre la porte du placard. Ferme la porte du placard.
Enfermée dans le placard, elle est à l'abri du regard.

Il est tout juste 8 h 08.
(à suivre)

mardi 3 mars 2015

La mise au placard (pilote)

Personne ne doit ignorer que derrière les portes de certains placards vivent des hommes et des femmes. Cette série documentaire est très librement inspirée de leur expérience. 

Episode pilote

Le silence

Il n'a jamais pensé que cela pourrait lui arriver.
Il est forcément au-dessus de ça. Il trouvera toujours quelque chose à faire. Un subterfuge pour y échapper. Il sera plus fort que les autres. Ceux à qui cela arrive, doivent bien l’avoir voulu. Ou tout du moins n’avoir rien tenté pour l’éviter.
Et puis, insidieusement, sans qu'il s'en rende vraiment compte, cela lui est arrivé. Cela lui est tombé sur le coin de la gueule. Et un moche jour d'hiver, il réalise que, comme d'autres avant lui, son bureau s'est transformé en placard.
Le placard ressemble à un bureau, avec tous les attributs normaux du bureau : téléphone, ordinateur(s), tasse à café, souris, papiers, dossiers, cahiers, crayons, calculatrice, agrafeuse, bouteille d'eau minérale à moitié pleine, calendrier griffonné, agenda, tapis de souris usé, gomme, double décimètre, dévidoir de scotch, classeurs, etc. Bref l’arsenal classique. Le petit bordel plus ou moins bien rangé, c’est selon qui se trouve au placard.

Vu de loin tout est normal. On ne voit rien de spécial. Et surtout on n’entend rien. 

Peut-être en effet que ce qui surprend en tout premier lieu dans un placard est la nature du silence qui y règne.
Le téléphone curieusement calme. Le clavier cliquète à peine. Même les papiers s’empilent dans un calme assourdissant. Le clic-clac de l’agrafeuse se fait rare.
Au placard règne une ambiance feutrée. Tout est étouffé. Jusqu’aux bribes de conversations que l'on distingue assourdies dans le couloir, juste derrière la porte.
Parfois une sonnerie résonne comme une alarme, celle du téléphone.
Il hésite un moment avant de décrocher et jette même un rapide coup d’œil sur l’écran pour identifier l’origine de l’appel.
Il ne connaît pas l'interlocuteur. Son souffle s’accélère. On ne sait jamais. 
- Oui bonjour…
-…
- Monsieur vous faites erreur. On vous a mal dirigé mais est-ce que je peux quand même vous aider…
Tous les espoirs sont permis.
- … oui bien évidemment Monsieur, je vous en prie, bonne journée…
Ou presque.
Après le silence se réinstalle. Et l’on ne perçoit plus qu'un soufflement, celui du ventilateur de l’ordinateur. Un petit clic de souris. Une profonde respiration. Le temps est décompté : il reste encore plus d'une heure trente avant la fin de la journée.
Sur l’écran redevenu noir un message en lettres blanches vient d’apparaître. 
« Monitor going to sleep »
(à suivre)

lundi 2 mars 2015

Le tourbillon de la vie


Distraitement je regarde le journal des Régions sur France 3.
« Le musée du Temps à Besançon accueille une expositionoriginale... » Je lève la tête. Je ne savais pas qu’il existait un musée du Temps, et encore moins à Besançon.

Je ne suis allée qu'une seule fois à Besançon, j’avais 17 ans. J’étais invitée pour le nouvel an par une amie de vacances rencontrée en Corse. Comment s’appelait-elle déjà ? C'est ma seule expérience de réveillon dans un restaurant. Menu imposé, boissons imposées, cotillons imposés, convives imposés et sourires forcés. J’ai gardé le souvenir d’une soirée ennuyeuse et finalement bien tristounette pour l’adolescente que j’étais.
Au cœur de l’hiver, la copine d’été était devenue beaucoup moins jolie, moins intéressante, moins heureuse comme si le froid bisontin avait engourdi sa joie de vivre, je ne partageais rien avec ses camarades et mon séjour dans le Doubs avait été une déception.

C’était il y a longtemps. Un long temps.
Le temps… Ce temps qui passe. Je me demande comment il est possible de l’exposer dans un musée.
Je l’imagine figé. Immobilisé. Cloîtré dans une vitrine fermée à clé. Un peu poussiéreux.
Ou prenant la pose (la pause) sur un socle, étiqueté.
Le temps arrêté. Suspendu (« Ô temps suspend ton vol. »). Abandonné aux yeux de curieux désœuvrés. Blasés parfois. Ennuyés aussi. J’entends un brouhaha, des piaillements d'enfants qui courent, s’égaient autour de lui. Le fatiguent un peu davantage.
Interdit de toucher au temps. Pas de photos non plus. Le gardien du temps veille, assis sur une chaise.

Et pourtant, nous sommes à Besançon et l’exposition est là. Ou plutôt elles sont là : des photos. Des femmes. Quatre sœurs, les sœurs Brown, et avec elle le temps immortalisé en noir et blanc.
Pendant 40 ans, le photographe Nicholas Nixon, le mari de l’une d’entre elles (Beverly dite Bebe), a photographié année après année les quatre sœurs. Toujours dans le même ordre, Bebe est la troisième entre Mimi et Laurie, Heather étant la première sur la gauche. Aucun rendez-vous manqué. Aucune absence dans cette longue frise chronologique. 
Sur les murs du musée, la vie de ces quatre femmes se déroule comme un long ruban. Elles sont jeunes, elles rayonnent, elles avancent, elles changent, les peaux se sculptent, les visages se marquent, les souffrances les creusent, la vie les dessine. 

Face à l’écran de ma télévision, je suis étourdie. J’entre dans un dédale d’images fixes que la caméra survole, effleure du regard : je suis prise au piège de cette galerie où défile le temps.
Est-ce un mirage ? Je plonge dans le tourbillon de la vie qui, inexorablement, me ramène au propre temps de ma vie écoulée.

Hier j’avais 17 ans. Dans dix jours, j’en aurai 50.

PS. Mon amie bisontine s’appelait Laurence, j'aimerais bien la revoir.