LE BLOGLE BACKSTAGE

vendredi 6 mars 2015

La mise au placard - Un os à ronger


Personne ne doit ignorer que derrière les portes de certains placards vivent des hommes et des femmes. Cette série documentaire est très librement inspirée de leur expérience. 

Episode 3

Un os à ronger 

Ce matin on avait frappé à la porte du placard. Incroyable mais vrai. Oui on avait frappé à la porte du placard.
Toc toc toc.
Trois petits coups brefs.
Il avait relevé la tête, à peine le temps de pousser son portable sous un feuillet griffonné.
- Oui… entrez.
Il aurait préféré prendre une voix plus assurée, l’impression qu’elle déraillait dans l’aigu. Comme s’il avait peur.
Peur de quoi ?
C’était la sous-manageuse des pertes et profits. Un programme à elle toute seule.
A quoi servait-elle ? Il avait posé la question autrefois, il se le demandait encore puisqu’on ne lui avait jamais répondu.
- Je ne vous réveille pas ?
Non, elle ne pouvait pas avoir dit ça. Impossible.
- Je ne vous dérange pas ?
Est-ce qu’il se trompait : il lui semblait pourtant avoir perçu une pointe d’ironie dans son intonation.
- Non, non bien sûr…
Malheureusement pour elle, la pauvre fille était incapable d’ironie.
Elle poussait un chariot avec trois gros cartons remplis de feuillets.
- Je peux vous demander un service…
Un service au placard ? Il renifla le danger.
- Mmmmmm… si je peux vous aider.
Ne plus prendre d’initiative surtout.
Ne pas outrepasser les prérogatives du placard.
- Est-ce que vous pourriez me classer ces documents par ordre…
Il y avait un os. Et il était de taille. Il connaissait le problème…
- … alphabétique date d’entrée fournisseur client…
Elle débitait son texte de façon mécanique. Depuis combien de temps ? 25, 30 ans ? Il lui aurait bien demandé mais qu’est-ce que ça aurait changé ? Elle ne connaissait rien d’autre, elle ne connaîtrait jamais rien d’autre.
-… code rouge en haut à droite, feuillets impairs code noirs en bas à gauche…
Ça ressemblait à une roulette de casino… sauf qu’il n’y avait rien à gagner. Impair perd et passe. 
19 836 feuillets en désordre total à remettre en ordre.
Dès son arrivée, il avait expliqué que ce boulot ingrat qui occupait une personne pendant plusieurs heures d’affilé pouvait être évité très simplement.
- Mulet est absent.
Il suffisait juste de définir des clés de tri avant de lancer…
- … et je n’ai personne dans les bureaux pour le faire….
… l’impression. Bref un simple protocole à définir.
On lui avait demandé de rester à sa place. Pour qui se prenait-il ? On avait toujours fonctionné ainsi.
- …pas de leçon à recevoir… Occupez-vous de ce qui entre dans vos attributions…
Ça occupait Mulet trois jours par semaine. Quant à lui ses attributions n’avaient jamais été clairement définies : elles fluctuaient du jour au lendemain.
Il avait insisté. Rédigé une note qu’il avait envoyée au super manager avec copie aux 2 premiers managers, aux 4 seconds managers et aux 6 sous managers.
Une vraie armée mexicaine. 13 personnes au total.
Il n’avait pas reçu une seule réponse. Son écrit s’était comme atomisé dans la stratosphère managériale.
Il était encore jeune, il voulait œuvrer pour l’entreprise.
C’était là l’os.
Vouloir.
En vouloir.
Et surtout ne pas vouloir comme les autres.
- … alors ?
Elle attendait devant lui plantée, la main accrochée à son téléphone. Prête à dégainer s’il disait non…
- Alors quoi ?
- Beh, alors vous le prenez le boulot ?
Il jeta un coup d’œil au chariot. Ce n’était pas très excitant mais ça ressemblait à une sorte de défi. Il n’avait jamais tenté l’expérience. De toute façon, ça ou autre chose. Il pourrait peut-être en tirer une étude statistique, voire même une infographie.
- Aller, je vais faire ça pour vous…
Sur son visage, il crut voir passer une expression furtive de surprise. Non elle n’était pas assez subtile pour ça.
La pauvre fille ne s’en rendait même pas compte mais elle venait de lui offrir un bon gros os à ronger… En prenant son temps, il pouvait être occupé au moins jusqu’à après-demain. 
En prenant son temps, pas de précipitation.
Deux jours de boulot, c’était du placard 4 étoiles…

Et il n’était que 9 h 42.
(à suivre)

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